NOUVELLES ET FRAGMENTS par Valclair

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Hospitalité

« Par ici »

« Non, par là »

On est là, tous les deux, à s’affronter du regard, avec la carte posée entre nous sur un rocher, chacun montrant du doigt l’un des chemins qui s’ouvre sur la clairière.

« C’est idiot, c’est impossible, ça ne peut pas être par là… »

« Ras-le-bol ! Moi je prends là, un point c’est tout. Et puis si tu ne me suis pas, tant mieux. Ras-le-bol de tes conneries… Salut… »

Il a empoigné la carte avec colère, a tourné les talons, je le vois qui s’éloigne entre les hêtres serrés puis qui disparaît au détour du chemin.

« Qu’il aille au diable ! Bon débarras ! »

Ça faisait trois jours que ça couvait, depuis notre départ presque. Mes vacances de Pâques avaient mal commencé vraiment. Après ma quasi rupture avec Cathy, la renonciation à nos projets de voyage commun, j’avais improvisé une randonnée avec ce vague copain esseulé comme moi. Tant qu’on marchait ça allait à peu près, mais aux haltes, aux gîtes d’étape le soir on s’était rendu compte qu’on n’avait vraiment pas grand-chose à se dire et les tensions à propos de tout n’avaient pas manquées... Alors aujourd'hui, où on a perdu le chemin balisé, passé des petits cols qui ne mènent nulle part, erré dans une forêt dont on ne voit pas le bout, les mots méchants puis les insultes sont montés comme des fusées…

Allez, je continue tout seul, sur mon chemin. Sauf que je ne suis pas si sûr que ça qu’il mène au village. En route ! Le jour baisse déjà et avec ces nuages qui s’accumulent depuis le matin et qui s’abaissent progressivement en écharpant peu à peu les sommets on ne voit plus grand-chose.

Le chemin s’élève. Il se fait étroit, douteux, petite sente irrégulière, dont je suis de moins en moins sûr qu’il aille quelque part. Il s’est mis à pleuvoir, pour couronner le tout, une petite pluie fine, pénétrante, glaçante pour un mois d’avril. Je n’ai pas grand-chose dans mon sac, quelques restes de midi c’est tout, un bivouac n’était pas prévu...

Des lambeaux de nuage s’accrochent au sommet des arbres, des formes fantomatiques surgissent là où je ne les attendais pas, je presse le pas, autant que je le peux, il faudrait que j’atteigne au moins cette trouée que je devine avant la tombée de la nuit, je m’essouffle et je sens mon cœur qui bat dans ma poitrine. Je n’ai pas peur, non, mais des images remontent quand même, étranges, troublantes, effrayantes, venues des cauchemars de l’enfance. Bon Dieu, si jamais il faut que je passe la nuit là !

Con, que je suis ! on ne se sépare pas comme ça en montagne ! et si je trébuche, si je me foule une cheville, si je ne peux plus bouger, est-ce que je vais crever là, la bouche ouverte, sans personne pour m’entendre…

J’ai passé un petit collet et le chemin où ce qu’il en reste descend maintenant. Descendre c’est déjà ça. Rester en dessous du brouillard qui semble vouloir manger tout le paysage. Descendre le plus possible. J’ai attendu aussi longtemps que j’ai pu mais maintenant j’ai sorti ma lampe de poche, je balaye le sol devant moi, pour tenter d’éviter les trous et les branches tombées, la forêt heureusement dans la hêtraie n’est pas trop touffue, j’essaie de suivre la voie de la plus grande pente, continuer, descendre, ne pas tomber, ne penser à rien, qu’à mettre un pied devant l’autre, continuer, descendre…

Est-ce une lumière là-bas ce scintillement aperçu, vite effacé ? Entre deux arbres il reparaît. Oui, une ampoule toute de guingois, au coin d’une forme noire et massive qui se détache peu à peu de la grisaille ambiante des arbres et de la nuit qui tombe. Une maison ! Une maison ! Et j’aurais pu peut-être passer juste à côté, sans la voir…

***

J’ai toqué à un volet fermé mais nul mouvement ne m’a répondu. J’ai fait le tour de la bâtisse adossée à la forêt. Passé l’angle, j’ai deviné devant moi un vaste espace libre, une prairie piquée de quelques grands arbres isolés, noyés de nuit. J’atteins un perron, je frappe, je secoue la porte, j’écoute mais n’entends rien, je ne vois nulle lumière filtrer sous les volets, la maison serait-elle vide, aurait-on simplement oublié ce fanal au coin de la maison qui peut-être m’a sauvé la vie…

Et puis il y a eu un remuement, loin, au cœur du bâtiment, puis un bruit traînant de pas, le jappement d’un chien, et la porte doucement s’est entre-ouverte…

« Qu’est-ce ? Qui est là ? »

J’aperçois dans l’entrebâillement de la porte, un petit homme sec, courbé, à l’ample chevelure blanche et à la barbe de patriarche qui me regarde avec méfiance…

« Je suis perdu, Monsieur, perdu, pourrais-je entrer ? »

C’est curieux, à la seconde son visage s’est éclairé comme s’il était rassuré alors que n’importe quel malandrin de passage aurait fort bien pu utiliser ce prétexte pour se faire ouvrir.

« Mon pauvre garçon, mais entrez, entrez donc, perdu, et avec ce temps en plus, venez vous réchauffer, boire quelquechose … Sage, Boyard, sage , »

Il a ouvert la porte en grand. Le jeune épagneul saute autour de moi comme s’il m’attendait et cherche la caresse.

« Entrez, entrez vite, suivez-moi… »

Le vieillard déjà s’est détourné et me précède dans un long couloir sombre. Il ouvre une porte, à gauche, sur une vaste pièce, chichement éclairée par des lampes basses et par la lueur dansante d’un feu dans une vaste cheminée.

« Asseyez-vous sur ce canapé près du feu. Défaites-vous… Là… Enlevez votre parka... Délacez vos chaussures... Marta, Lisa, venez vite, on a un visiteur, descendez vite…Allons, rapprochez-vous du feu... Approchez vos mains… Rien ne fait plus de bien n’est-ce pas… Quel froid encore, on ne croirait pas le printemps, on a eu de la neige, jusque dans la vallée il n’y a pas si longtemps… »

Il parle lentement, d’une voix traînante, avec son accent qui roule les pierres du chemin, mais avec des mots recherchés et des intonations vives, comme si, à sa réserve du début, succédait maintenant un enthousiasme de gamin…

« Marta, Lisa… Mais que faites-vous ? Un visiteur, je vous dis que nous avons un visiteur… »

Il a crié en regardant le plafond puis il se retourne vers moi et dit d’une voix radoucie :

« Elles sont gentilles, mes mignonnes, mais si rêveuses, elles vivent le plus souvent là-haut, dans leurs livres, dans leurs pensées ou, quand il fait beau, se promènent solitaires dans la forêt … Ce n’est pas si souvent qu’on a de la compagnie ici dans ce bout du monde… Leur maman est passée dans ma vie, autrefois, elle est restée là, le temps de quelques saisons, le temps de porter les fruits puis de me les déposer, puis elle est repartie, papillon volage, et mes filles ont grandi ici, puis elles sont parties à la ville où elles étudient mais elles reviennent à chaque vacance, tenir compagnie à leur vieux papa… »

Il a pris le ton de la confidence, le vieux bonhomme, et une larme s’est accrochée à ses cils…

La porte s’est ouverte et elles ont paru, Marta, Lisa… Elles ne se ressemblent pas. L’une est grande, bien charpentée, très pin-up, avec de longs cheveux blonds qui descendent sur ses épaules, l’autre est une jolie brunette, vive, fine, dont les cheveux courts encadrent un visage mutin, avec un petit nez vaguement en trompette, des yeux brillants et rieurs... Nul air de famille, même papa, même maman, on a du mal à le croire…

« Ah les voilà enfin, les chéries, prenez vite tout ça » dit-il en désignant ma parka dégoulinante posée sur le canapé et mes chaussures que j’ai retirées.

Les deux jeunes femmes sont restées muettes et m’ont à peine adressé un regard, elles se sont penchées sur mes affaires qu’elles ont prises et mises à sécher devant le feu…

« Et vous avez froid aux pieds encore, j’en suis sûr, vos chaussettes sont toutes mouillées, il faut retirer ça, Marta, aide-le donc…

La grande jeune femme blonde s’est mise à genoux à côté de moi, j’ai tendu la main pour la précéder mais elle a été plus rapide que moi, elle a posé ses doigts tièdes sur mes chevilles et lentement a fait rouler mes chaussettes, regard baissé d’abord mais elle lève les yeux, de grands yeux bleus qui se plantent un instant dans les miens puis se rabaissent à nouveau, comme effarouchés…

« Et puis frictionne, Marta, frictionne. Il ne s’agit pas que notre visiteur attrape la mort chez moi. Lisa va donc chercher une bonne paire de chaussettes bien épaisses de bonne laine de nos moutons… »

Marta m’a fait déplier les jambes pour rapprocher mes pieds du feu, elle les a pris entre ses mains, elle ne frictionne pas vraiment, non, elle les tient serrés simplement et cela suffit, et la chaleur monte, et tout s’éloigne de la course harassante, de la pluie, du froid et de la peur…

Un silence est tombé que le vieillard interrompt :

« Vous dormirez chez nous bien sûr. Vous êtes loin de tout ici et nous n’avons pas de voiture pour vous descendre au village. Lisa ira préparer la chambre verte. Et Marta, toi, viens avec moi, nous allons aller préparer ensemble de quoi améliorer l’ordinaire du dîner. Chez moi rien n’est trop beau pour le visiteur de passage… Quant à vous, reposez vous un moment, profitez du feu…

Marta a lâché mes pieds, comme à regret et sur une ébauche de caresse. Lisa, dans un rire, a projeté vers moi comme si c’était une balle la paire de chaussettes en pelote.

Puis tous se sont éloignés et ont quitté la pièce. Silence. Il n’y a plus que le feu qui crépite à peine dans la cheminée, les flammèches dansantes dans lesquelles mon regard s’abîme. Je ne pense à rien. Le chien, roulé en boule, s’est endormi...

***

« Vous vous étiez assoupi ?… »

C’est une voix douce, chuchotante, au creux de mon oreille. Et sur le dos de ma main le contact tiède d’une main posée…

J’ouvre un œil, un visage est presque contre le mien, la peau presque à m’effleurer et des yeux noirs sont plongés dans les miens. Je sors des brumes, ça me revient la descente angoissée, la maison, le vieux, les filles… Déjà la jolie brune s’est détournée…

« Venez, c’est prêt, on vous attend… »

Je la suis, elle marche devant moi, me jette de brefs regards à la dérobée comme pour s’assurer que je suis bien derrière elle.

Nous sommes entrés dans une vaste pièce, celle-ci brillamment éclairée par un lustre central. Il y a une cheminée ici aussi, les bûches y sont plus grosses, les flammes plus haute qui dégagent une forte chaleur. Une table est dressée en son milieu, nappe blanche avec quatre couverts, assiettes de porcelaine fine et deux verres pour chacun des convives, un carafon d’eau en cristal, deux bouteilles de vin déjà débouchées, l’une dressée dans son rafraîchissoir, l’autre inclinée dans sa panière d’osier. Le vieil homme, qui se tient très droit maintenant, comme à la parade, attend debout que je m’approche et d’un geste large il m’invite à m’asseoir. Il s’est habillé, il porte un costume élégant mais démodé, il a enfilé des chaussures de ville et a peigné avec soin ses cheveux et sa barbe. Je me sens un peu ridicule à m’avancer ainsi pieds nus dans les grosses chaussettes de laine dont on m’a gratifié, avec mes lourds vêtements de marche, avec ma tête hirsute sans doute… Les filles aussi ont fait assaut d’élégance, elles ont troqué leurs vêtements campagnards pour des chemisiers élégants, des jupes seyantes, noire pour l’une, rouge pour l’autre, des jupes courtes à mi cuisse…

J’ai été le premier à m’asseoir. Le vieil homme s’installe à son tour en face de moi.

« Allez, mes filles, allez en cuisine chercher ce qu’il faut… »

Et tandis qu’elles s’éloignent il prend une des bouteilles, verse cérémonieusement un verre à chacun.

« Nous commencerons par celui-ci. Un Jurançon sec comme de la pierre à fusil. Et puis viendra celui-là. Un Madiran de 10 ans. Ah, ah, celui-ci vous m’en direz des nouvelles… »

Une petite flamme de bonheur s’est allumée au coin de son œil.

«Nous n’avons pas bien souvent de visiteurs. C’est Dieu peut-être qui vous envoie pour me permettre d’ouvrir mes vieilles bouteilles. Vous comprenez ça ne se boit pas entre nous, ça, ça se partage, ah, il faut rendre grâce, grâce de votre venue, grâce à nos forêts enténébrées, à nos vallées emmêlées, à nos chemins trompeurs, grâce au diable qui perd les voyageurs et au Bon Dieu qui les ramène…

Son discours se perd dans ses phrases incohérentes, il marmonne maintenant et je ne le comprends plus, peut-être est-ce une prière, une action de grâce, il ne me regarde plus, il contemple les reflets pâles du vin qu’il fait lentement tourner dans la lumière…

Je lève mon verre et nous buvons… Je m’emplis la bouche de cette fraîcheur… Les filles sont revenues portant des plateaux chargés de victuailles de la maison, jambons et pâtés, piperades du dernier été sorties de leur bocaux de verre, omelettes moelleuses aux herbes et aux champignons, fromages de la propriété, jeunes et frais, encore aigrelets ou très secs, gardés longuement à la cave ou au cellier…

Pendant le repas j’ai parlé avec le vieux, je l’ai écouté plutôt. Il me questionne sur ce que je fais dans la vie, il me demande depuis quand je marche, d’où j’arrive, comment je me suis perdu, où je veux aller, il me parle de cet endroit où lui a toujours vécu, libre apparemment de tout vrai travail, il a des propriétés, un métayer d’ailleurs tout près d’ici et qui lui fournit l’essentiel de ce que nous mangeons, il parle de sa foi et de ses rêveries, de ses amours d’autrefois et de cette femme qui un jour s’était arrêtée, il parle de ses filles, ses petites sauvageonnes qui couraient dans la montagne et s’abreuvaient à toutes les sources, il parle des femmes qu’elles sont devenues mais il ne les regarde pas, c’est comme si elles n’étaient pas là, comme s’il était seul avec le visiteur improbable, déroulant pour lui le fil de sa vie et de ses pensées... Je lui réponds mais c’est à peine s’il m’écoute.

Les filles sont silencieuses, elles écoutent ou peut-être plutôt suivent leurs propres rêves, chacune dans sa sphère. Je les regarde, moi, à la dérobée d’abord, tentant de rester fixer sur le discoureur, mais je reviens vers elles, et mon regard, cette fois, se pose sur l’une puis sur l’autre et s’y attarde.

Lisa qui semblait si lointaine ébauche un sourire. Elle boit une longue gorgée de vin, sans me quitter des yeux, elle amorce un mouvement, sa chaise je crois bien a glissé juste un peu plus près de la mienne. J’écoute et je n’écoute plus. Il y a ces mots qui glissent comme une litanie, l’engourdissement de la chaleur et du vin verre après verre, ce feu que l’on n’a pas réalimenté et qui peu à peu s’étiole, le temps qui s’égrène…

Mais où suis-je donc ?

Et puis le vieux soudain, a repris une voix forte, il s’est levé et nous domine tous du regard :

« Je me fatigue. Il est temps maintenant. Je me retire. Mes filles, prenez soin du visiteur, je vous le confie, n’oubliez pas qu’ici tout est offert à celui qui frappe à la porte, honorez-le comme il se doit... »

Et sans un mot de plus, sans embrasser ses filles, sans me souhaiter le bonsoir et sans attendre le mien en retour, il se détourne, quitte la pièce et referme la porte derrière lui, lentement et précautionneusement, tandis que nous attendons, immobiles et muets…

***

Pendant un court moment dans ce silence retombé nous nous observons. Moi, ces deux femmes… Elles me regardent comme je les regarde… Nos regards flottent dans le vide mais se croisent aussi, s’accrochent alors puis se déprennent…

Je ne sais ce qui viendra mais du fond de ce cocon doux où me maintient ma fatigue accumulée, la chaleur du feu, les mets absorbés, ma légère ivresse, je me prends à glisser en rêve vers ces corps alanguis…

Lisa s’est levé d’un bond secouant notre immobile passivité, l’assoupissement qui s’emparait de nous :

« Ah, ce cher vieux fou, il n’y en a que pour lui, il s’écoute et nous nous ne sommes que des petites fleurs dans le paysage, des jolies potiches. Mais à nous maintenant. Bien sûr qu’on va l’honorer notre visiteur, ça oui! Tu ne crois pas Marta ? Tiens, si pour commencer tu allais lui faire couler un bain, rien ne lui fera plus de bien, qu’en penses-tu Visiteur… »

Son regard est électrique. Elle s’est approchée de moi, à me toucher puis s’est retirée tout aussi vite avec un petit rire de gorge et en me faisant de la main un geste m’invitant à attendre. Marta s’est levée elle aussi et, comme une élève obéissante, elle est sortie de la pièce et j’ai entendu peu après au travers des murs le bruit caractéristique d’une baignoire qui se remplit.

Lisa elle s’est arrêtée à la porte, adossée au mur, elle me regarde simplement, une de ses mains, délicate, s’est posée comme négligemment à la naissance de sa gorge, l’autre à mi-hauteur sur sa cuisse, à l’endroit précis où sa jupe noire fait trait sur la blancheur de sa jambe. Elle ne bouge pas. Un instant j’ai eu envie de me précipiter vers elle, mais pourquoi le ferais-je, pourquoi hâter le mouvement, briser ce suspens…

«  Je pense que le bain est coulé. Allons-y… » Et de fait on n’entend plus aucun bruit dans la grande maison, le gargouillis de l’eau s’est arrêté. Lisa me précède jusqu’à l’escalier qui s’élève au bout du couloir. Nous montons. Elle me montre les portes :

« Ici c’est chez Marta, là, entre les deux, la salle de bains que nous partageons, et puis là-bas, c’est chez moi, mon domaine. Et puis là-bas encore c’est la chambre verte où tu dormiras… Enfin, peut-être … »

Nous sommes entrés dans la salle de bains, elle est vaste comme une chambre, d’ailleurs autrefois ce devait en être une, elle s’ouvre sur la campagne par deux fenêtres dont les volets ne sont pas fermés, la pluie qui tombe fort maintenant bat les vitres. La pièce est vivement éclairée mais la vapeur qui s’élève de la baignoire atténue les contours des formes, et recouvre le grand miroir en pied d’une impalpable gaze. Marta se tient près d’une table rustique, où s’alignent nécessaires de toilette et flacons de toutes sortes, où s’empilent gants et serviettes.

« Elle est chaude tout comme il faut pour délasser », dit Lisa, qui a mis sa main dans l’eau. Marta s’est approchée de moi par derrière, a passé les mains par-dessus mes épaules et commence en tâtonnant à défaire les boutons de ma chemise, elle descend vers ma ceinture, se rapproche encore pour mieux assurer sa prise, je sens son corps contre le mien, son souffle dans mon cou, ses mains s’attardent, virevoltent sur mes cuisses, reviennent vers mon sexe qu’elles effleurent à travers le tissu, s’appesantissent un peu plus, s’assurant de la belle raideur qu’un tel traitement ne pouvait manquer de faire advenir. Elle s’est serrée plus fort contre moi, sa poitrine et son ventre maintenant épousent avec force la courbure de mon dos. Lisa, assise sur le bord de la baignoire, a écarté les jambes, à peine, et sa main, à peine, a glissé vers l’intérieur de ses cuisses. Elle regarde les doigts de sa sœur qui s’aventurent, la braguette déboutonnée, le pantalon qui s’écarte et tombe sur mes chevilles et ce renflement qui tend mon slip à m’en faire mal…

« He, hé, le petit oiseau va sortir » sourit-elle…

Marta, cette fois sans plus tergiverser, a glissé les mains sous mon slip par les côtés et elle le fait descendre vivement jusqu’à mes pieds.

« Oh, le coquin ! Monsieur, Monsieur cachez cela que je ne saurais voir, vite Marta, vite, une serviette, que notre hôte cache son indécence… »

Marta s’écarte, prend un drap de bain qu’elle me tend, je m’en masque à demi, tout en achevant de me dépatouiller de ce qui me reste de vêtements. Les filles rient de bon cœur de leur jeu. Moi, il me semble que je dois être rouge comme une écrevisse et la chaleur de la pièce n’en est pas la seule cause…

J’ai enjambé le rebord de la baignoire, au passage la main de Lisa a effleuré ma cuisse, je me suis glissé dans l’eau qui d’abord me brûle, j’ai disparu jusqu’au menton sous la mousse abondante, l’odeur marine mais un peu sucrée, le contact émollient de l’eau savonneuse, la chaleur me ramollissent d’un coup et m’apaisent… C’est presque une fuite, un repli en tout cas, mais dont je devine que nous voulons tous les trois…

Marta a rejoint sa sœur et s’est assise à côté d’elle, les deux filles dominent du regard le moutonnement de mousse, moi j’ai fermé les yeux, m’éloignant d’elles, me concentrant simplement sur cette eau qui baigne chaque pore de ma peau, je me laisse glisser un peu plus au fond de la baignoire, m’y enfonce tout à fait, d’une légère pression des pieds je remonte un instant prendre un peu d’air, puis je disparais à nouveau, et je recommence, je sens les filles immobiles qui suivent mon lent mouvement de va et vient, cela dure et c’est bon…

Mais j’ai senti une agitation, infime d’abord, à la surface de l’eau, puis plus manifeste, induisant de légers remous, je devine que des mains ont plongé qui tracent des arabesques autour de mon corps sans encore se poser sur lui. Mais voici. Sur la poitrine, sur une cuisse, sur le ventre, sur le sexe, à peine, tout de suite retirées, elles vont, viennent, rapides, quatre mains, ici et là, , plus pressantes, plus persistantes, l’une glissée par en dessous qui soupèse mes bourses et titille l’orifice, une autre qui encercle mon sexe, le laisse s’affermir, le caresse d’un lent mouvement tournant. J’ai ouvert les yeux. Elles sont penchées vers moi, les bras profondément engagés dans la mousse, elles me regardent à peine tout à leur affaire…

Mais je m’ébroue, déplaçant le mouvement…

« Il est temps de sortir, c’est ça… » dit Marta. Elles ont interrompu brusquement leur activité, Lisa s’est levée et m’a tendu le drap de bain, toutes deux se détournent pendant que je sors de l’eau.

« Viens, il faut te masser maintenant, pour ça c’est Marta la spécialiste, elle vient de terminer ses études de kiné figure-toi, après la marche rien de mieux pour défatiguer, allonge-toi, ici, sur le ventre, sur mon grand lit… »

***

Par une porte qui communique directement avec la salle de bains nous sommes passés dans la chambre de Lisa. C’est une grande pièce, dans laquelle règne un aimable capharnaüm, il y a des revues étalées sur le tapis, des vêtements en pile-foin sur les sièges, un grand bureau devant une fenêtre encombré de bibelots et de piles instables de bouquins. Au milieu trône un très grand lit, qui lui manifestement a été fait, accueillant, draps frais et bien tirés…

« Allonge-toi sur le ventre… »

Marta se positionne derrière moi, elle pose une serviette sur mes reins puis ses mains sur mes mollets qu’elle malaxe des chevilles aux genoux puis plus haut le long des cuisses.

Lisa elle a tiré une chaise vers la tête du lit, elle s’est assise tout près de moi, elle se penche, son visage est tout près du mien, elle pose doucement une main sur ma tête, passe et repasse ses doigts dans ma chevelure et me parle à mi-voix…

« Détends-toi. Je sens que c’est noué partout… Laisse toi aller dans les mains de Marta... Ne pense à rien... Concentre toi sur ce que tu sens… Cela fait du bien, non ?»

Tout en parlant, Lisa de nouveau a commencé à écarter les jambes. Elle s’est positionnée de telle sorte que mon regard puisse se couler directement dans son entrejambe, le long de cette chair ombreuse, vers le triangle magique encore invisible, juste à peine deviné… Et avec ça, elle voudrait que je me concentre sur les mains qui là derrière me palpent ?

« Tu es mignon. Tu me plais bien tu sais. Ici on est un peu seules dans nos montagnes. A le ville j’ai mon Thierry. Thierry c’est mon chéri. Et j’en ai d’autres aussi. On habite la même maison avec Marta. On est de grandes copines. On se partage nos amants. On aime bien l’amour toutes les deux. Et moi surtout, moi encore plus…

Elle s’est échauffée avec ses paroles, sa voix s’est éteinte puis de nouveau, comme pour évacuer une tension, a éclaté son petit rire de gorge, aigu, pointu, comme un appel…

Marta s’est assise sur le bas de mon dos. Ses doigts se sont posés à la base de mon cou et ont initiés de lents mouvements circulaires de ma nuque vers mes omoplates, Une chaleur se diffuse descendant de mon crâne dans tout mon corps, en une vague lente et bénéfique qui m’irrigue tout entier.

Lisa est montée sur le lit brusquement, elle est à genoux juste devant mon visage, elle remonte vivement sa jupe, se cambre, éclat blanc de sa culotte, touffeur sombre de sa motte en transparence. Je veux ramener ma main, toucher de mes doigts cette chair trop tentante mais Marta arrête mon geste.

« Non, les bras le long du corps pour ce massage, sinon je ne peux rien faire. »

Et elles rient toutes les deux, coquines adorables, conscientes de ce qu’elles me font endurer.

Il ne me reste que mon regard alors, mes yeux sortiraient de mes orbites s’ils le pouvaient, Lisa a envoyé sa jupe valdinguer au loin, elle passe et repasse ses doigts sur son sexe au travers du tissu d’abord puis sous celui-ci qu’elle a écarté, elle s’approche encore, elle approche cette béance de mes lèvres, son souffle se fait oppressé, sa voix altérée…

« Ta langue… ta langue, ici… sur mon bouton… »

Marta je crois bien a retiré la serviette de mes reins, elle s’est reculée et ses mains à plate paumes décrivent des arabesques le long de mes flancs, sur mes fesses qui, sous la caresse, se tendent, s’écartent…

Lisa s’est posée tout à fait sur mon visage, on ne m’interdit plus désormais l’usage de mes bras, j’ai serré alors entre mes mains ce ventre palpitant, j’ai arraché l’importun tissu, j’ai ouvert les lèvres délicates, et, entre mes lèvres, aspiré son bouton délicieux.

D’un même mouvement toutes deux m’ont retourné, mon sexe dressé enfin, dégagé du poids de mon corps…

Mais tout aussitôt saisi par les doigts de Marta, caressé, câliné, puis les lèvres qui s’y posent, douces, et la langue, et la tête s’inclinant, descendant comme en prière sur la droite tige de chair…

Lisa brusquement s’arrachant à la caresse de ma bouche, rejoignant sa sœur, côte à côte, visages accolés, chevelures, la blonde, la brune, mêlées, l’une après l’autre chacune prenant mon sexe à tour de rôle, comme en un ballet réglé, chacune à son tour venant s’y régaler…

Lisa poussant sa sœur, brusquement, disant :

« Je le veux, en moi, maintenant … »

Lisa au-dessus de moi, écartée, sa béance un instant suspendue, mon dard, à ses portes, frémissant, puis elle s’affaissant, s’empalant, et son cri, et son souffle, et son mouvement lent d’abord puis plus rapide et son buste balancé d’avant et d’arrière et ses seins griffant mon regard et mon souffle et mon cri…

Puis, retourné de nouveau, mon corps jouet entre leurs mains, Marta adossée, appelant, ouverte, suppliante et Lisa de sa main me ranimant, me guidant vers cette autre brûlure…

Et encore, et encore, et nos corps mêlés, emmêlés, à en perdre nos géographies…

***

Nous avons reposé ensuite, dans le grand lit, moi, entre elles deux, entre leur chaleur jumelle.

J’ai ouvert les yeux au cœur de la nuit. Les nuages sans doute avaient été chassés car une clarté pâle, venue du ciel, inondait la pièce, le lit, nos corps à demi masqués sous des draps et des couvertures froissés.

Lisa près de moi a bougé et s’est rapprochée. Sa tiédeur est contre la mienne. Elle dort presque tout à fait je crois mais elle a posé pourtant sur mes yeux un léger baiser papillon. Elle s’est serrée encore un peu plus à moins que ce ne soit moi qui l’ai enserrée entre mes bras.

Son sexe est contre le mien, je glisse en elle presque sans faire un mouvement, juste accordé…

Nous restons ainsi, dans le silence, une vague chaude, très lente, très douce, nous traverse…

***

Quand je m’éveille le lit est vide mais les draps gardent la tiédeur encore des corps près du mien. Le soleil est levé déjà, un rayon oblique s’est glissé dans la pièce et vient lécher d’une autre caresse ma jambe et mon bras dénudés. Je m’étire. Je me lève. Dans la salle de bain je me ranime à la piquante fraîcheur de l’eau froide, je reprends mes vêtements dispersés et m’habille, je sors dans le couloir, descend l’escalier, tout est silencieux dans la grande maison…

J’ouvre des portes au hasard, voici la cuisine, Lisa est là, elle s’affaire au-dessus de la table où est dressée un petit-déjeuner :

« Viens. Assieds-toi là… »

Je veux parler. Mais elle pose un doigt sur mes lèvres, elle me sourit :

« Chut… » dit-elle simplement.

Elle me verse un grand bol de café fumant, me tend des tartines qu’elles a préparées pour moi, un miel sombre au parfum puissant de sapin, une confiture de fruits des forêts dont les grains éclatent sous ma dent…

Je pose ma main sur la sienne, elle l’y laisse, nous nous regardons en silence.

Mon sac est prêt, dans un coin de la pièce.

« Je t’ai mis de quoi grignoter en chemin. Mais tu seras vite au village. Je vais te montrer le chemin, c’est facile. Le Père et Marta y sont descendus déjà, tu les croiseras peut-être, peut-être pas… »

Elle sort avec moi sur le perron. Les arbres grimpent les pentes sur trois côtés autour de la maison, la prairie devant qu’un bon chemin partage, descend en pente douce dans l’axe du vallon. Des restes de nuages s’accrochent encore à mi-pente mais au-dessus le ciel est d’un bleu profond, lavé…

« Donne moi ton nom, ton adresse à la ville… Et je vais te donner le mien, tu ne sais même pas comment je m’appelle… » lui dis-je.

« Non, ce n’est pas la peine… Ça ne servirait de rien… »

C’est à peine si nos lèvres se sont effleurées. Doucement elle me pousse de la main dans la direction du chemin. Je sens son regard qui me suit comme je m’éloigne. Je ne me retourne pas.

C’est ainsi.

Janvier 2005

 

J'aime beaucoup l'histoire de ce texte. Il est venu d’un dialogue avec Hélène, l’auteur du très bon pink blog. Elle avait manifesté l’envie d’une écriture érotique partagée. J’avais répondu à sa sollicitation. Nous avions convenu, plutôt que d’une écriture à quatre mains, d’une écriture indépendante mais sur un scénario partagé. Les circonstances de la vie l’ont amené à ne pas pouvoir donner suite et à s’éloigner de la blogosphère. Mais moi j’ai écrit ma part et je lui suis redevable d’avoir été par son projet déclencheuse d’écriture chez moi.

 

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