LES ÉCHOS DE VALCLAIR

 

 
 

 

 

MOIS D'AVRIL 2003 (1° quinzaine)

 

03/04/03 : Echos :

Plongée un peu fébrile ces derniers jours dans le monde du diarisme internautique. Je me sens excité et propulsé par les premiers échos suscités par mon entrée récente dans ce monde. Je vais à la découverte. Je lis de façon plus ou moins diagonale une quantité de diaristes. Je regarde les forums, l'officieux rattaché à la CEV, celui de la Règle du Je, les contenus dans l'ensemble me paraissent lamentables, entre conflits dérisoires de diaristes et échanges sur la meilleure façon de se faire couper les cheveux (si, si !). Je ne m'y attarderais pas longtemps mais je me dis que pour me faire une opinion il faut au moins y aller voir d'assez près.

Cette plongée un peu excessive ne durera pas je pense. J'ai toujours la volonté de garder aux choses leur équilibre, de me prémunir contre l'envahissement. La vraie vie c'est aussi la lecture, loin du clavier, loin de l'écran, cette jouissance particulière le soir à se glisser au lit avec un bon roman dont on tourne les pages. Je m'aperçois avec horreur que depuis plusieurs semaines, je n'ai rien lu hors les diaristes et mon inévitable quotidien du soir.

Les échos de moi que je perçois chez les autres me font plaisir d'autant que ceux qui me citent ont évidemment plutôt une appréciation positive de ce que j'écris. Mais ils me renvoient aussi forcément des images ou des bribes d'images à partir de ce qu'ils ont perçu qui peuvent m'interpeller.

Bref ça fait écho, de moi aux autres, des autres à moi et finalement de moi à moi par l'intermédiaire des autres. C'est le but !

Dans le forum d'admission de la " Règle du Je " mon journal est présenté comme " un classique des classiques " avec " son design à l'ancienne ". C'est tout à fait ça. Pour une part c'est une volonté : mon projet c'est d'abord une continuité, la poursuite, au plus proche de ce qu'elle était, d'une forme d'écriture entreprise depuis plusieurs années. Mais c'est aussi une expérience et une aventure : voir les inflexions que le fait d'être en ligne vont entraîner. Par exemple je ne m'adresse jamais directement à mes lecteurs mais je sens que j'y viendrais à certains moments, déjà une ou deux fois j'ai senti l'interpellation directe prête à jaillir sous mon clavier et je l'ai retenue plus par habitude que pour autre chose.

J'aimerai par contre trouver un graphisme plus original et plus ouvert. A part les liens hypertextes j'utilise très peu tout ce que permettent les logiciels de construction de pages web. La forme un peu ringarde c'est plutôt une incapacité. Ma maîtrise du logiciel reste très insuffisante, j'ai fait le minimum pour démarrer mais je voudrais pouvoir intégrer des animations, des dessins, des photos qui tout en laissant au texte sa prééminence, donneraient une autre dimension. J'ai bien envie d'acheter un appareil photo numérique, moi qui adore la photo j'aimerais pouvoir ponctuer mon texte d'images qui m'exprimeraient autant que des mots (c'est cela que j'aime aussi dans "Regards solitaires", ces photos simples mais évocatrices et bien choisies qui viennent enrichir le texte).

" Parcourant le début, j'ai vu que ce monsieur avait les mêmes affinités…" Ce terme "ce monsieur" dont m'affuble l'Idéaliste m'a fait un peu drôle. Pourtant un monsieur, certes j'en suis un, et installé, avec mes deux grands dadais de fils, avec ma femme, avec mon boulot de fonctionnaire mais je me sens encore comme un grand adolescent, spécialement dans mon activité diariste et spécialement sur le net : peut-être parce que ces activités gardent à mes yeux une vague connotation négative, que c'est une pratique pas très sérieuse, pas très adulte et pas très avouable par la partie " monsieur " de ma personne. Mais peut-être aussi ce terme est-il venu spontanément sous la plume de l'Idéaliste parce qu'il a perçu quelquechose d'un peu rassis dans ma prose, un côté un peu trop sérieux, un caractère un peu guindé…

 

05/04/03 : Histoires de noms :

Chez l'Idéaliste encore il est question du nom que je me suis choisi, qui à priori ne lui avait pas donné grande envie de me lire, dans lequel il avait perçu peut-être des connotations qui ne lui plaisaient pas, qui ne l'avait pas accroché en tout cas. Un nom ce n'est pas rien ! Proust a su faire miroiter la richesse des noms, (" la couleur amarante de la dernière syllabe du nom de Guermantes ", " ce nom de Parme qui m'apparaissait compact, lisse, mauve et doux ", deux exemples entre mille autres…)

J'ai longuement hésité avant de choisir ce Valclair, que j'ai pris finalement un peu par défaut parce qu'il fallait bien trancher. Mais je m'y suis fait maintenant et il ne me déplait pas.

J'avais commencé par essayer de construire un nom par anagramme. Mais tout le monde ne peut faire surgir un superbe Yourcenar des lettres de son nom.

J'ai essayé toutes sortes de mots, tentant de combiner euphonie et connotations qui me conviendraient : ainsi ai-je pensé à Ombredouce, avec des connotations de paix, de sérénité mais il y avait aussi, qui me plaisaient moins, des connotations de passivité, de tombée de nuit, de vieillesse et de mort. J'ai pensé à Hottetaire ou je sentais la montagne, les grands espaces, les chemins qui s'élèvent, la vigueur du mot me plaisait…

Mais ces noms trop construits, artificiels, m'ont vite parus ridicules.

J'ai pensé à Arcimboldo pour l'image construite d'images, pour la totalité surgissant des fragments, pour l'étrangeté du personnage et de son art mais justement ce maniérisme ne me correspond pas : et puis le mot claque trop fort, sa sonorité m'a parue trop dure…

J'ai pensé à Shalimar, juste pour la beauté du mot, ces syllabes doucement chuintantes qui parlent d'Orient mais il y avait déjà un parfum, concurrence déloyale ! …

J'ai pensé à des noms d'étoiles ou de constellations, aux sonorités exotiques et poétiques, Altaïr, Aldébarran, Cassiopée puis Orion qui a failli me retenir, c'est une constellation que j'aime (une des rares il faut dire que je reconnais sans peine) et qui me rappelle des nuits merveilleuses dans le désert. Et le mythe du chasseur poursuivant éternellement sa course dans l'infini du ciel me plaisait bien.

J'ai pensé à Magellan, homme des grands voyages et des explorations, symbole d'un temps d'ouverture et de découvertes, Magellan, ce sont aussi des nuages stellaires au fond du ciel et un détroit sur notre vieille terre, c'est donc l'espace infini, le ciel inatteignable sauf dans nos rêveries mais c'est aussi des voyages plus proches et que l'on pourrait accomplir… Magellan, avec tout ce qu'il portait était un favori. Mais il y avait déjà un Magellan chez mon hébergeur, alors exit Magellan…

Puis Valclair m'est passé dans la tête, plus simple, plus sobre, un peu pépère peut-être mais j'y entends la clarté, l'honnêteté, la transparence, et j'y sens la province, la campagne à laquelle, moi, vieux parisien, j'aspire parfois, des vallonnements paisible, la vie sereine…

Et j'ai choisi Valclair, c'est une facette parmi bien d'autres…


Quant au texte lui-même, d'abord il s'est appelé " Notes " quand en 1999 j'ai repris l'écriture intime : je voulais marquer par là qu'il s'agissait de fragments, de brefs moments que je voulais accrocher et retenir, de commentaires sur des livres lus avec renvois sur des passages ou citations qui m'avaient particulièrement plu, pour pouvoir les retrouver facilement, pour qu'ils échappent à l'oubli et me restent disponibles… J'avais repoussé le titre de " Journal " pour me prémunir contre la tyrannie de la mise à jour régulière et de la volonté de continuité sinon d'exhaustivité, à laquelle je sais pouvoir céder facilement.

J'ai pensé au terme de " Chroniques " qui semblait mieux correspondre à ce qu'était devenue cette écriture, cette tendance qu'elle a de se construire dans chaque fragment comme remémoration ou réflexion à partir d'un paysage intérieur ou extérieur, à partir d'un fait précis ou d'une pensée plutôt que comme simple exutoire de sensations et de pensées surgies spontanément au fil de la plume. Je ne parviens pas à écrire au fil de la plume, ou très rarement, il y a plutôt des idées qui passent en moi à un moment donné, souvent la nuit au cours de fréquentes insomnies, je griffonne alors quelques mots ou une phrase, je me dis qu'il faudra y revenir, en faire quelquechose, cela travaille silencieusement en moi, et le lendemain ou le surlendemain je me mets devant l'ordinateur et ça vient plus ou moins vite, plus ou moins laborieusement.

D'être des " Echos " avec des effets retour, des réverbérations en tous sens est désormais ce que je leur souhaite maintenant qu'elles sont propulsées sur le net et données en partage, à vous lecteurs, maintenant qu'elles sont mises en vie, mises en jeu.

 

06/04/03 : Au vert !

De nouveau C. est déprimée. Comme par hasard au moment du week-end ! J'ai essayé de la dynamiser sans grand succès. J'ai finalement réussi à l'entraîner au cinéma. Mais elle avait été si lente au démarrage qu'on est arrivé trop tard, la salle affichait complet. On a marché un peu à la place. Paris était beau, le vent avait dispersé les nuages, on a traversé le jardin des Plantes, le vert nouveau s'est mis aux arbres et des carrés de fleurs colorées égayent les pelouses, puis on a longé la Seine jusqu'à Notre Dame, mais tout cela dans une ambiance aussi froide que ce vent mordant qui nous fait nous tenir crispés dans nos vêtements trop printaniers...

Demain je m'en vais chez des amis pour quelques jours dans une maison isolée en pleine forêt médocaine.
Ouf ! J'en ai besoin. Faire parenthèse. Respirer. M'inscrire dans d'autres rythmes. Marcher dans la forêt et au bord de l'océan. Couper tout. Le bureau et ses soucis mais aussi C. et les garçons qui restent à Paris, la ville, ses cinés et ses cafés, mais aussi l'ordinateur et internet et les diaristes… (oui, cela existe encore, je vais chez des gens qui n'ont pas d'ordinateur et n'en veulent pas!)
Je prends le train avec la valise la plus légère possible, j'aime voyager léger, un change, un gros pull, un vêtement pour la pluie, deux bouquins, un petit carnet pour écrire peut-être, l'appareil photo quand même et basta !

Tiens, je me dis que cette entrée je ne l'aurais sans doute pas écrite du temps où mon journal n'était pas en ligne. Il me semble qu'il n'y avait là rien que j'éprouvais vraiment le besoin de dire. C'est une entrée pour les autres, je signale que je m'en vais, que je vais m'interrompre. C'est donc que déjà je deviens un petit peu dépendant au fait que l'on me lit, je m'oblige à signaler mon absence comme si déjà s'était construit un virtuel contrat entre d'éventuels lecteurs et moi…

 

07/04/03 : Dans le train :

J'aime les voyages en train.

Cela va vite. On n'a à s'occuper de rien. On n'a pas besoin d'être attentif. On s'installe dans la petite boîte et l'on se laisse faire, on se laisse transporter. Le paysage défile. On le regarde ou pas, on bouquine ou on s'absorbe dans sa rêverie.

Ou bien on sort un petit carnet comme je le fais maintenant et on écrit.
J'écris, le corps légèrement tourné pour masquer à mon voisin la page qui se remplit. Vieux réflexe ! Que parviendrait-il à lire de mes pattes de mouche à supposer qu'il en ait l'envie ?
Je me suis mis à repenser à mes " Échos ", ce n'est parce que je m'éloigne à toute vitesse de mon ordinateur et de ma connexion que je fais vraiment le break, que je mets cela entre parenthèses : au contraire je cogite.

Qu'est-ce que c'est vraiment que cette expérience dans laquelle je me lance ? Pourquoi maintenant ? Qu'est ce que j'en attends réellement, comment est-ce que ça s'articule avec le reste de ma vie ? Pour l'instant je n'ai pas vraiment envie de tenter de répondre mais j'aime à laisser flotter en moi des hypothèses à demi formulées éventuellement contradictoires, des bribes de réponses, des pistes à creuser peut-être…

Je m'arrête plus à ce qui concerne la forme. Dans ma tête, j'imagine toutes sortes d'améliorations possibles sur le plan esthétique, en matière de présentation et de lisibilité. Encore faudrait-il pouvoir les mettre en œuvre ?

D'abord je me sens gêné de désigner les personnes que j'évoque par des initiales. Au début cela m'était apparu comme la solution la plus simple. Mais c'est déshumanisant. Pourquoi pas un numéro à ce compte là ! Donner des noms ne me paraissait pas évident toujours pour cette raison qu'un nom porte quelquechose avec lui, qu'il colore celui qu'il nomme. Mais je me dis que c'est surtout à priori, lorsqu'on s'interroge à l'avance sur l'adéquation d'un nom et de celui qu'on veut nommer. Après on s'y fait, c'est le nom qui se colore de la personne. Valclair au début n'était pas une évidence, mais Valclair a pris chair, je me sens tout à fait Valclair.

Je voudrais améliorer les circulations dans mon site, que l'accès ne soit pas seulement chronologique, qu'on puisse facilement retrouver les sujets que j'évoque : donc je réfléchis à des méthodes d'indexation, à des systèmes de mots clés, à des passerelles à inventer. J'ai vu dans " The love and writing project ", le site de la nouvelle animatrice de la CEV que j'ai découvert juste avant mon départ, des procédés dans ce domaine qui m'ont paru intéressants.

Il faut que je me méfie là dessus. Les indexations, pour un esprit légèrement obsessionnel comme le mien, c'est un peu dangereux car on n'est jamais satisfait du résultat, en voulant raffiner on multiplie les difficultés et les incohérences et l'on ne sait plus où s'arrêter. J'ai eu une expérience comme cela. Je m'étais mis dans l'idée il y a quelques années, au vu des possibilités formidables qu'offrent les logiciels de base de données, de constituer un répertoire informatisé de ma bibliothèque qui aille au-delà des titres et des auteurs des bouquins et offre des entrées par thèmes, mots-clefs etc… Activité excitante pour l'esprit mais foncièrement vaine et inutile, je n'en suis pas encore à me perdre dans ma bibliothèque, j'ai donc arrêté heureusement assez vite ce projet un peu fou. Mais pour ces Échos dont les contenus vont s'amplifier et se diversifier il me semble que ce serait utile pour pouvoir à terme s'y retrouver, pour moi-même comme pour les autres. Mais si je me décide à ce genre de travail il faut que je le fasse vite, avant que l'ampleur du contenu ne le rende trop long et pénible à réaliser.

Chez moi, ce n'est pas le désordre et les circulations aléatoires, c'est l'ordre, peut-être trop !

Enfin, pour le moment je m'étire sur mon siège, je jette des coups d'œil à la campagne qui défile, aux villages et bourgades que l'on traverse. Il va presque trop vite ce TGV, je ne parviens pas à lire les noms des gares, à part Poitiers tout à l'heure puis Angoulême, dépassée il y a un petit moment. On approche.

 

09/04/03 : En vacances :

Je me suis installé pour écrire dans la petite chambre que j'occupe dans l'ancienne grange. Par la fenêtre je vois la maison principale de l'autre côté du terrain, les grands platanes qui la dominent et derrière la ligne de la forêt, pins, charmes, chênes et châtaigniers mêlés…

Le temps s'est couvert aujourd'hui. Il fait froid. Je viens d'allumer le poêle à bois. Je l'entends ronfler dans mon dos. J'ai sur les mains une odeur de bois et de fumée que j'adore.

Je n'étais pas revenu ici depuis la Toussaint 1999, donc avant la grande tempête. Je savais le coin très touché, je savais que mes amis avaient été bouleversés par ce qu'ils avaient subi à ce moment là. Il faut dire que trois ans après les marques en sont encore impressionnantes : Autour de la propriété alternent des parcelles où le bois a été enlevé où tout a été arraché, de vastes clairières qui attendent une hypothétique replantation, des parcelles à demi ou pas du tout nettoyées où persistent des enchevêtrements de troncs brisés et de branches cassées. Autour de la maison le paysage a retrouvé son harmonie avec beaucoup de beaux arbres en moins, les pins principalement qui ont été les plus atteints, grâce au travail considérable de débardage, d'élagage et de nettoyage qu'a réalisé Ribère.

Je vis sur un rythme lent, je me repose, je me promène, je lis, je discute…
Marches dans la forêt autour de la maison, j'arpente les allées ou m'enfonce hors sentier, seul ou en compagnie, à toutes les heures et dans toutes les lumières…
Marches au bord de la mer, plaisir de sentir le sable sous le pied, plaisir du soleil sur la peau, frisson lorsque la vague qui expire atteint mes pieds nus, lorsque le remous vient enserrer mes mollets…
Promenade en vélo l'autre matin, au-delà de la forêt, au milieu des prairies et des marais qui s'étendent jusqu'à la Gironde, des ragondins s'ébrouent dans les chenaux, des oiseaux, aigrettes et hérons, s'envolent à notre approche…

Lecture de " La petite Bijou ", le dernier Modiano. Je n'aime pas tellement finalement. Il y une manière Modiano dont il ne sort pas. Ce n'est pas seulement une question de style, c'est aussi la récurrence des images, des thèmes, des personnages. Les personnages changent de noms et d'histoires mais ce sont les mêmes, toujours aussi flous, évanescents qui sont là pour dire l'absence, la solitude, l'abandon. On apprécie à la première rencontre, moins à la quatrième ou cinquième. Cela tourne au procédé. Aucune identification n'est possible. Je reste froid devant ces jeux de pistes un peu vains.

J'ai commencé " L'amour, roman " de Camille Laurens. Là c'est autre chose, je me sens immédiatement concerné. Ce qui a trait à l'amour qui s'éteint, aux années qui passent, au vieillissement qui vient, me touche beaucoup en ce moment.

J'ai retrouvé mon amie Baladine. Comme chaque fois, même si nous ne sommes pas vus depuis longtemps, nos discussions sont reparties sans peine. Mais il me semble que, pour le moment, nous sommes restés plus à la surface des choses que d'habitude, moi pour elle, elle pour moi. Le rapport assez fort que Baladine entretient avec Constance explique sans doute en partie ma réserve. J'ai été amoureux de Baladine avant de l'être de Constance. Baladine a d'abord été mon amie mais au fil des ans elle est devenue aussi celle de Constance. Ce qui est très bien mais m'enlève aussi une part de liberté dans ma façon de m'exprimer à propos de Constance, Baladine ne peut plus être tout à fait la confidente qu'elle a été.

 

11/04/03 : Un homme et la forêt :

Hier j'ai fait un grand tour dans la forêt en compagnie de Ribère. Il me l'a fait découvrir, il m'a montré la nature et m'a fait sentir aussi tout le travail dont elle est le produit.

Il m'a parlé des dégâts de la tempête. Il m'a montré les coins où le bois avait été enlevé en urgence par des bûcherons venus d'Espagne pour tenter d'en tirer un peu d'argent. Il m'a montré les dégâts annexes provoqués par l'intervention de gros matériels dans les sous-bois. Il m'a montré les coins où il était intervenu lui-même plus tranquillement, en s'affranchissant des seuls critères de rentabilité immédiate, au cours des mois qui ont suivi. Il m'a expliqué comment il intervenait de façon quasi chirurgicale, en essayant de sauver certains arbres, comment il sortait le petit bois qui n'intéresse personne et que les autres laissent pourrir, il m'a montré les souches qu'il avait retourné pour les remettre en place…

Il m'a montré les allées qu'il avait rétablies, le réseau des fossés qu'il avait curés, les buses entre les fossés permettant un bon drainage de la propriété qu'il avait dégagées et nettoyées, les gués qu'il avait aménagés pour permettre le passage de son tracteur.

Il est fier de son travail et cela fait plaisir de sentir cette fierté.
" Il y avait cinquante ans que ce n'était pas entretenu… Et la tempête, par là-dessus ! Quel boulot, quel boulot mais ça reprend tournure ".

Il m'a montré les traces des chevreuils et l'endroit où la nuit précédente ils avaient fait halte.
Il m'a montré le terrier des blaireaux et des renards, le blaireau creuse le terrier, le renard s'installe dans une partie de celui-ci où il est toléré.
Il m'a fait écouter le coucou et le pic que je connaissais et le chant de la huppe que je ne connaissais pas.

Il m'a dit son bonheur d'avoir trouvé ce havre, ce bonheur de faire ce qu'il aimait, de pouvoir travailler sans l'obsession du temps qui presse et de ce qu'il allait gagner.
C'était une façon de me dire lui qui est très pudique, qui parle beaucoup des autres mais s'exprime peu sur lui, sa reconnaissance pour Baladine, son bonheur de l'avoir rencontrée.

Ribère a eu une jeunesse dure. Dernier fils de réfugiés politiques espagnols déjà âgés au moment de sa naissance, élevé à la dure et vite révolté, il a quitté l'école et sa famille très jeune pour gagner sa vie en faisant trente-six métiers, je ne sais trop dans quel ordre : mécano, réparateur d'électroménager, éleveur de chèvres, horticulteur, élagueur, travaillant tantôt pour des patrons, tantôt en indépendant, tantôt en s'associant avec d'autres dans des micro-entreprises. Il a connu le gauchisme dur, façon Lutte Ouvrière, le voyage en Inde, les errances affectives. Il est revenu de tout mais reste un écorché avec en lui un espèce de ressentiment amer qui lui fait voir le monde et les hommes de façon très noire. Tout va mal et tout ira de plus en plus mal, les hommes sont égoïstes, magouilleurs, il n'y a partout que combines pour faire du fric et écraser le pauvre monde. Si une mesure parait positive c'est sûrement qu'elle cache quelque noir dessein. Il se plaint tout à la fois de l'envahissement par des lois et règlements tatillons pris par des technocrates dans les bureaux qui n'y connaissent rien et de l'impuissance de l'état, du libéralisme ambiant. Bref il est parfois un peu pénible à écouter !

C'est pourquoi c'était si chouette cette promenade avec lui, à le sentir vibrer enfin à ce qui fait désormais sa vie, à sentir la vraie richesse de cet homme au-delà des mots amers qui sont souvent les siens.

Aujourd'hui le temps a tourné et s'est mis à la pluie. Je suis retourné seul sur les traces de notre promenade d'hier. Il y avait en plus cette bonne odeur de terre mouillée, le crépitement doux des gouttes sur les jeunes pousses au-dessus de moi mais j'ai eu plaisir à revoir tous les coins qu'il m'avait montré dans leur diversité : cette forêt n'est plus pour moi un espace indistinct mais des espaces, des paysages, qui ont chacun leur style, leur personnalité, les bords de la grande allée, le coin des charmes, le coin des jeunes châtaigniers, le taillis plus sauvage, secteur d'élection des animaux de la forêt…

 

13/04/03 : Demain, le retour :

Ma semaine s'achève. Ribère et Baladine repartent avec moi demain, ils viennent à leur tour passer quelques jours avec nous à Paris.

Pour moi j'ai l'impression d'avoir à peine vu passer ces vacances. Il me semble que je commence vraiment à trouver mes repères, à m'installer et déjà je repars. Cet après-midi je suis allé seul d'un coup de vélo jusqu'au bord de la mer puis j'ai refait un tour à pied dans la propriété, pour moi seul, comme un tour d'adieu : je reviendrais ici sûrement mais aujourd'hui j'ai la nostalgie de ce que je quitte.

Pendant ces quelques jours je n'ai pas fait autant que je l'aurais souhaité de rupture avec ma vie habituelle. Je l'ai fait par rapport au travail, à la ville, au quotidien à la maison mais pas par rapport à mes interrogations, à l'écriture. Cette volonté d'écrire, qui finalement ne m'a pas quitté même si je n'ai pas beaucoup écrit, a nui à mon entrée totale, sans distance, dans le présent. Trop souvent me promenant ou rêvant ou discutant avec Ribère ou Baladine, je pensais : " de cela qu'écrirais-je ? " des mots sont passés en moi que j'aurais voulu garder, poser, retenir et qui faisaient écran à la vie toute simple.

Il me semble que je pourrais rester ici des semaines, sans projet particulier, sans travailler et pourtant sans connaître l'ennui. Il y a tant de chemins à parcourir, tant de coins dont je voudrais m'imprégner sous tous leurs aspects changeants. Mes envies de nature et de campagne sont décuplées. Je n'ai pas envie de retrouver la ville, le bureau, tout cela me parait tellement décalé. Ma vie professionnelle me parait vide, vide, non pas vide, pleine au contraire de bruits, d'agitations, de conflits dérisoires, d'enjeux inessentiels. Il faudrait accepter de gagner moins pour vivre plus près de soi. Peut-être pourrait-il y avoir des solutions mais en fait on n'y pense même pas, on n'arrive pas à imaginer qu'une autre vie serait peut-être possible sinon sous les couleurs mortifères et encore lointaines de la retraite. Je sais que je vais reprendre, je sais qu'une fois la machine lancé je ferai ce qu'il faut sans trop de difficultés et même en y trouvant parfois des satisfactions mais vu d'ici comme tout cela semble dérisoire.

Ce sentiment vient aussi de ce que je vois vivre Baladine et que sa vie me fait rêver même si je sais que, le pourrais-je, je n'aurais pas tout à fait les mêmes choix qu'elle. Baladine, issue d'une famille de la grande bourgeoisie bordelaise a cette particularité de pouvoir vivre de ce que lui a laissé son père, décédé alors qu'elle n'avait pas vingt ans, un peu de forêt, des titres, des appartements à Bordeaux. Mais de ce qu'elle a reçu elle sait faire bon usage. Elle a choisi un mode de vie modeste mais qui lui convient, elle a su renoncer aux accumulations et au paraître. Ce n'était pas forcément un choix évident : il n'y a qu'à voir ces deux sœurs, parties dans la vie avec les mêmes acquis, qui elles s'acharnent au travail contraint pour s'assurer un niveau de vie qui brille, pour avoir toujours plus.

J'ai réussi à parler un peu plus au fond l'autre soir en faisant seul avec elle un tour en forêt. J'ai un peu mieux retrouvé notre ancienne complicité. Nous avons parlé en allant assez loin dans nos intimités de ses rapports pas toujours faciles avec Ribère, de mes rapports avec Constance. Et pourtant j'ai laissé de côté tout ce qui a trait au désir qui s'étiole, à la sexualité qui s'éteint, aux envies que j'aurais parfois et à mes incapacités d'aller voir ailleurs. Ce n'est pas que j'ai eu des résistances à aborder ce thème, simplement je n'y ai pas pensé, peut-être était-ce en arrière plan de tout ce que nous disions mais c'est dommage de n'en avoir pas parlé directement. Dans la nuit je me suis réveillé en sursaut en me demandant pourquoi j'étais passé à côté de ça, quels blocages inconscients avaient été encore une fois à l'oeuvre pour ne pas même y penser alors que c'est un élément constant de mes soucis dans mes rapports à Constance. Et cela au moment où je lis Camille Laurens qui n'évacue pas la question du désir physique, c'est le moins qu'on puisse dire !

Aujourd'hui nous avons parlé de nouveau mais cette fois c'était elle plutôt qui se confiait. Elle m'a reparlé de son enfance et de son adolescence dont je croyais presque tout connaître, nous en avions tant discuté des années et des années plus tôt. Elle m'a appris des choses que je ne soupçonnais pas et qui ont éclairées soudain de couleurs bien différentes certains épisodes de son passé. Je me suis trouvé loin, loin de mes histoires d'aujourd'hui et finalement c'était tant mieux.

 

15/04/03 : Rattrapage :

J'essaie de me remettre à jour comme je peux : dès mon retour tout repart vite : Travail pour le bureau, montrer Paris à Baladine et Ribère, retranscrire ici les notes prises pendant mon propre séjour, aller lire mes diaristes favoris qui bien sûr ne sont pas restés inactifs tous ces jours ci… J'ai terminé la lecture de " L'amour, roman " et je voudrais en rendre compte avant d'avoir tout oublié. Cela fait beaucoup.

Je ne veux pas rester trop longtemps éloigné de mes lecteurs. Alors je publie cette courte note avant même d'avoir terminé les retranscriptions des pages écrites précédemment. J'intercalerai ensuite les deux entrées manquantes. Encore un comportement que je n'aurais pas eu précédemment, j'écris juste pour dire : " Voyez je suis encore là, je n'ai pas disparu, mon silence n'est pas abandon ".



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