16/03/03
: Parc André Citroën :
Journées
splendides hier comme aujourd'hui. Envies de campagne, de grands espaces, de chemins
en pleine nature. Envie de me sentir immergé dans l'explosion du printemps
mieux qu'on ne peut l'être ici. Je pense à notre maison de R*, j'imagine
le jardin en pleine poussée, le soleil entrant à flot dans les pièces
par les fenêtres ouvertes, la campagne que l'on atteint en quelques coups
de pédales, la rigole qui zigzague et que l'on suit entre pins et cyprès
Promenades
tout de même mais dans la ville, ce n'est pas pareil
Bords
de Seine vers Javel ; Parc André Citroën ; je m'y attarde.
Passé
l'arche qui donne sur la Seine, la grande pelouse et le ballon Eutelsat qui, figé
au sol aujourd'hui meuble un bon morceau du ciel; au flanc gauche du Parc la succession
de micros jardins, fortement individualisés, chacun avec son style, son
ambiance : il est plaisant de passer de l'un à l'autre, de se pénétrer
d'une ambiance puis d'une autre. Tout ça est agréable.
Et
pourtant l'endroit ne me plait pas complètement. Ce parc comme beaucoup
de ces jardins modernes a quelquechose de froid. Il y a dans cet ensemble un côté
trop systématique, une approche très conceptuelle qui rend l'ensemble
artificiel.
Un jardin c'est toujours de la nature
canalisée, organisée par l'homme que cela veuille se gommer comme
dans les jardins anglais qui cherchent à imiter la nature ou que cela s'affirme
au contraire dans le jardin à la française, exaltation de la raison
organisatrice et de la toute puissance du souverain.
Pourquoi
ce sentiment de quasi évacuation de la nature est-il si fort ici ?
Je
me dis que l'absence des arbres y est pour quelquechose, de vrais, de grands arbres
qui domineraient le marcheur, qui peupleraient et animeraient l'espace au-dessus
de lui. Ce n'est pas seulement qu'ils n'ont pas encore eu le temps de pousser.
Ils n'ont pas été prévus tout simplement. Choix délibéré
d'une esthétique du vide, de l'espacement ? Choix de laisser une grande
place à l'inorganique (il y a beaucoup d'espaces non plantés) ?
Volonté de concevoir un parc qui aurait d'emblée quasiment son aspect
définitif, refus à travailler dans le long terme, pour nos enfants,
les enfants de nos enfants ?
Je me suis assis au soleil,
à l'abri du vent. Il faisait bon. J'ai fini le bouquin de Marion Page,
"Le livre de Camille". C'est un livre édité par une petite
maison d'édition lesbienne et que je n'aurais sans doute eu aucune chance
de croiser si je n'avais pas rencontré son auteur dans une réunion
de l'Association pour l'Autobiographie.
L'auteure
raconte son rapport à l'écriture en même temps que son combat
pour construire sa vie en assumant pleinement ses choix sexuels. "Elle a
vécu le mariage comme une aventure et la solitude comme une fidélité"
(p 39). Elle veut trouver son unité profonde, elle cherche à vivre
"cette sensation du rassemblement de soi" (p 122) qui lui parait si
bénéfique mais si difficile à atteindre. Il ne s'agit pas
seulement pour elle du choix d'une orientation sexuelle mais plus radicalement
de l'adoption d'un "lesbianisme" militant qui interroge l'ensemble de
la société, son idéologie du pouvoir et de la performance.
Elle dénonce même dans la foulée de Monique Wittig "la
trahison du langage commun à son égard" (p 79) et tente d'en
construire un autre d'une façon qu'elle même juge peu convaincante.
Elle veut aborder à "l'autre rive", dans le monde des femmes,
dans un autre pays qui a d'autres valeurs et une autre langue. Il n'y a pas confrontation
avec les hommes, plutôt mise à l'écart ou même complète
évacuation. Evidemment je ne peux partager de telles idées mais
il me plaît de tenter de les comprendre, de percevoir ce qui les explique,
d'où elles viennent, comment elles s'incarnent.
Le
texte se veut militant : "la poétique de l'accomodement a fait place
à la brûlure de la lucidité, le texte a perdu en rêve
et gagné en message" (p 202).
Mais ce
n'est pas un essai. Il s'incarne dans des textes écrits dans une belle
langue poétique, dans des successions de fragments qui évoquent
divers moments de sa vie, des rencontres mais aussi des paysages, la campagne
à travers les saisons, la neige, le feu dans sa cheminée qui sont
sensuellement, charnellement rendus d'une façon qui m'a évoqué
certains textes de Colette.
C'était un plaisir de les lire ainsi, en
harmonie, dans le bien-être que conférait la tranquillité
du jardin, la caresse du soleil.
Une belle citation
de Dorothy Allison pour finir : "La littérature est un mensonge qui
dit la vérité" (p 191)
18/03/03
: Action :
Aujourd'hui je me suis
plongé dans l'action, une fois n'est pas coutume. Le service dans lequel
je travaille fait partie de ceux qui sont sérieusement malmenés
dans la réforme de la régionalisation : Ce matin nous avons fermé
et cet après midi nous avons été nombreux à aller
à la manifestation.
Beau temps pour manifester.
Marcher dans Paris sous ce ciel est agréable. Occasion de retrouver de
nombreux collègues, certains pas vus depuis longtemps. Mais aussi ambiance
plutôt morose. C'est un baroud d'honneur. Personne ne croit possible d'obtenir
vraiment quelquechose dans le contexte actuel. Et même cela est-il si important
pour moi ? Est-ce que mes vrais enjeux de vie sont là ? Certainement non.
Je suis au milieu du cortège et en même temps je me sens légèrement
décalé. Je défile et je me regarde défiler. J'aperçois
un de mes anciens complices G. avec qui dans d'autres temps quand nous envisagions
sérieusement de secouer pour nous même le cocotier, de partir vers
autre chose, de quitter le cocon rassurant de la fonction publique, nous brocardions
notre métier et envisagions dans de grands délires, où se
mêlaient la farce et la déprime, l' holocauste ou le suicide collectif
de notre profession
Nous sommes toujours là quelques années
après et nous défilons aujourd'hui pour sa défense maintenant
qu'elle semble devoir passer à la trappe.
Le
matin je voulais aller à une réunion syndicale. Mon engagement finalement
n'a pas été jusque là. J'ai profité de la grève
pour rester à la maison et faire tranquillement un petit tour des diaristes.
Encore une fois légère panique : je ne cesse de découvrir
de nouveaux territoires, de nouveaux journaux qui m'intéressent. Et j'ai
toujours ce léger sentiment de schizophrénie, où suis-je
vraiment, dans mes écritures solitaires, dans mes promenades dans ces mondes
que je découvre, dans mon quotidien familial et professionnel ? Evidemment
je suis dans tout cela à la fois mais la cohabitation est parfois difficile
à vivre.
Et puis, s'ajoutant à tout
cela, donnant à tout un caractère vaguement dérisoire, il
y a cette guerre qui s'avance de façon cette fois certaine : demain ? après-demain
?
20/03/03
: Nouvelles explorations :
J'ai
continué mes explorations ces derniers soirs. Je n'arrête pas de
découvrir de nouveaux gisements de sites qui relèvent plus ou moins
de la catégorie du diarisme en ligne. Je me rends compte que la CEV est
bien loin d'être le seul regroupement de ce type même si c'est le
plus connu. Outre "La
règle du je", j'ai découvert un site consacrés à
des journaux de parisiens "Paris blog"
puis un tout nouveau cercle en cours de constitution, "Les
biographes du net". On se demande un peu à quoi servent tous ces
cercles en grande partie redondants. Mais on découvre aussi dans chacun
certains journaux qui ne sont référencés nulle part ailleurs.
Je
n'ai pas trop envie de multiplier les référencements pour ce qui
me concerne, je voulais suivre mon chemin d'écriture en toute liberté
sans m'encombrer de ces préoccupations adjacentes, de ce souci d'être
connu, de cette volonté d'aller pêcher des lecteurs (vis-à-vis
de laquelle j'avais même un certain mépris). Il n'empêche :
j'ai activé pour la première fois hier les statistiques de mon site,
je commence à me préoccuper de savoir si j'ai des lecteurs. Car
sinon quel serait le sens d'être en ligne ? Et j'ai été presque
étonné d'ailleurs et agréablement surpris je ne peux le nier,
de m'apercevoir que j'en avais quelques uns
Qui sont-ils ? Reviennent-ils
ou s'agit-il de simples passages de hasard ?
Certains
n'ont nul besoin de cercles : ils sont connus parce qu'ils disposent déjà
de leur propre réseau ou bien parce qu'ils ont eu l'occasion de créer,
en raison de leur ancienneté, de nombreux liens au cours de leur histoire
: ceux-là on les découvre presque par hasard, parce qu'ils sont
cités à l'occasion dans un journal que l'on suit : ainsi dans l'excellent
"Regards solitaires"
(pour moi c'est le top du journal en ligne, je le lis toujours avec intérêt
et plaisir, c'est un site qui d'ailleurs n'est lui-même plus référencé,
sans doute n'en a-t-il plus besoin) j'ai découvert "Bloc-notes
du désordre". C'est le site de Philippe de Jonckeere. C'est un
journal intime mais qui s'inscrit aussi semble-t-il dans un projet artistique
plus large, dans une réflexion sur les apports d'internet, de l'interactivité
et du multimédia pour un créateur. La photo en particulier tient
une large part dans sa démarche.
J'aime beaucoup
aussi le journal plus classique d'Aglaia,
cette jeune fille qui écrit avec des mots simples et qui raconte de façon
attachante et fraîche sa famille, ses amours, sa découverte de Paris
Son écriture maîtrisée, la maturité qu'elle révèle
me parait étonnante pour une fille de 17 ans, au point que j'ai pu me demander
si ce n'était pas un faux mais je ne crois pas, je trouve un tel ton d'authenticité
à tout ce qu'elle dit. Et cette maturité étonnante vient
peut-être aussi de ce qu'elle a vécu, cette tragédie liée
à la maladie de sa sur. Quoi qu'il en soit la petite Aglaia m'est
bien sympathique, j'ai envie de suivre la suite de son aventure.
La
liste de mes favoris s'allonge chaque jour un peu plus. Evidemment il y en a que
je n'ai pas été lire depuis longtemps, d'autres auxquels je n'ai
jeté que de rapides coups d'il, je n'ai pas encore trouvé
le tempo qui me convienne dans la façon d'appréhender et de suivre
ces journaux qui me plaisent ou m'intéressent.
Et
puis la guerre
Elle semble démarrer presque
en douceur. Mais elle est là
Le paradoxe
est que l'on souhaiterait presque que Bush y trouve quelques déconvenues,
que la progression des troupes ne soit pas si facile que prévue, qu'il
y ait un certain enlisement. Histoire de dire : vous voyez on l'avait bien dit,
on avait raison. Histoire que Bush se prenne tout de même une petite claque.
Évidemment
ce n'est pas souhaitable " en vrai ", ce serait complètement
irresponsable. On est dans le même camp, malgré tout, même
si Bush s'y prend de la pire façon. Il faut donc espérer que l'Amérique
gagne vite, c'est à cette condition que l'on peut espérer que les
conséquences négatives seront aussi limitées que possibles.
Il faut souhaiter avoir eu tort dans nos prévisions pessimistes, ce qui
n'est jamais facile.
La couverture médiatique
de l'événement me hérisse. Il n'y a plus que ça. Voilà,
le spectacle exceptionnel commence, soyez sur les ondes ou devant l'écran
avec nous. Assistez au feu d'artifice ! On a presque l'impression que certaines
rédactions attendent avant tout le spectaculaire. On a le sentiment qu'il
s'agit d'occuper les ondes, prêt à réagir en cas de scoop,
et tant pis si l'on est redondant, tant pis si l'on sert de l'information en boucle,
si les infos sont dites et redites, commentées jusqu'à plus soif
tout en précisant qu'elles sont pour la plupart invérifiables, parce
que parties prenantes de cette guerre de l'information qui se livre en même
temps que la guerre sur le terrain
23/03/03
: Chez Papa:
Hier soir j'ai
retrouvé ma chambre dans l'appartement de mes parents. T, mon plus grand
fils, faisait une fête pour son anniversaire et avait souhaité disposer
de la maison. B. le cadet allait dormir chez un copain, C. était partie
pour tout le week-end pour une répétition de chorale. Il n'y avait
plus que moi à caser. J'ai donc été chez mon père.
Cela
faisait dix ans, que dis-je vingt ans peut-être que je n'avais pas dormi
ici et cela m'a fait drôle. Je ne m'y suis pas tellement retrouvé
en fait. Je m'attendais à plus de souvenirs ressurgis.
Á y réfléchir
rien d'étonnant à ce que ce moment soit resté plutôt
neutre. Ce n'est pas mon appartement d'enfance ni même d'adolescence, en
fait j'ai très peu habité ici. Quelques mois tout au plus, puis
quelques journées de-ci de-là, lorsque j'habitais en province et
que je repassais à Paris. Mes parents s'y étaient installés
pour que nous ayons plus de place et c'est justement à ce moment là
que j'avais choisi, ce qui ne leur avait pas fait plaisir, de m'envoler du nid
familial.
Ma chambre de toute façon ne ressemble
évidemment plus à ce qu'elle était. Très vite mon
père en a fait son bureau. Mon lit a été remplacé
par un canapé ouvrant pour d'éventuels amis de passage, mes bouquins
de lycéen ont été remplacés par des rayonnages entiers
de livres et de revues juridiques.
Nous avons dîné
tranquillement, Papa et moi, juste entre nous, le veuf et le célibataire
d'occasion, autour de plats du traiteur russe qu'il avait achetés pour
ma venue et d'une bonne bouteille de vin blanc d'Alsace que nous avons liquidée
sans peine. Nos discussions sont restés anodines...
Papa
est resté ensuite pour regarder la télévision dans le séjour.
Moi je me suis retiré. De ma chambre, je suis sorti sur le balcon et, avant
de me coucher, je suis resté là un long moment seul à rêver
et à regarder le grand morceau de ciel qui s'offre de cet étage
élevé, les toits de Paris, les dômes des églises, la
Tour Eiffel éclairée au loin, les voitures et les piétons
circulant sur l'avenue à mes pieds, le cercle de lumière du périphérique
23/03/03
bis : Sur les berges de la Seine :
Cet
après-midi, premier dimanche de printemps et premier dimanche où
les quais sont réservés aux piétons, vélos et rollers,
temps superbe de surcroît, j'ai fait moi aussi un grand tour cycliste
J'ai
atteint les berges de la Seine aux environs de la Grande Bibliothèque et
les ai suivies sur la rive droite. J'avance avec lenteur, surtout occupé
à regarder, à m'imprégner de tout ce qui m'entoure. Il y
a du monde partout. Les gens se baladent, insouciants, bouquinent au soleil, saucissonnent
et boivent le coup de rouge les pieds au-dessus du fleuve
Je
m'arrête un moment au port de l'Arsenal. Les bateaux vivent, beaucoup de
gens vont et viennent entre les quais et leurs bateaux, astiquent, réparent,
déjeunent ou se reposent en prenant le soleil sur le pont, on se croirait
dans un port de plaisance de bord de mer en été, les voiles en moins.
Les bateaux viennent de toute l'Europe, Cologne, Bruxelles, Barcelone, je rêve
de destinations lointaines.
Je poursuis sur la voie
sur berge libérée. Les différents types d'utilisateurs se
croisent, se dépassent, parfois se collisionnent dans une cohue bon enfant.
Un papa en roller pousse à toute vitesse un bébé dans sa
poussette.
Lorsque la voie s'engage sous le tunnel
à l'approche du Louvre, je la quitte et passe sur le quai proprement dit,
étroit, inconfortable avec ses pavés disjoints. Plus question ici
de pédaler, la foule est trop dense, je descends de mon vélo et
j'avance comme je peux en le poussant à mes côtés. Je m'assieds
moi aussi pendant un long moment, chemise entrouverte, visage tourné vers
le soleil qui chauffe de façon surprenante pour cette période l'année.
Je regarde l'eau qui coule à mes pieds.
Á
ma droite est installé un tout jeune couple. La fille peut avoir dix-huit
ans, le garçon fait plus jeune encore. La fille est une jeune asiatique
aux longs cheveux noirs, le garçon est un petit lycéen, tout mignon,
à la tignasse ébouriffée au travers de laquelle la main de
la fille s'attarde, enroulant et déroulant les mèches autour de
ses doigts. Le garçon est assis, dos appuyé au mur qui monte vers
le quai et les bâtiments du Louvre, la fille est allongée de tout
son long, sa tête repose sur le buste du garçon. C'est elle qui manifestement
mène son compagnon que peut-être elle initie. Elle lui donne sa bouche.
Il penche la tête vers elle pour l'embrasser. Je vois le mouvement sensuel
de leurs lèvres qui s'accolent avec gourmandise. Le garçon redresse
la tête. La fille l'attire de nouveau, pas encore rassasiée de baisers.
La façon dont elle ouvre la bouche est comme une supplique. C'est si beau
de la voir se donner, s'abandonner avec une telle ferveur ! Il y a quelquechose
de délicieusement troublant dans ces baisers qui s'éternisent, ils
sont tellement plus émouvants qu'une explicite pornographie. C'est simplement
parce qu'ici on sent que c'est pour de vrai, que ce sont des êtres vivants
qui vibrent de tout leur désir, on devine une histoire en train de s'écrire.
Les amoureux, tout à eux-mêmes, ne me voient pas bien sûr qui
les regarde et pourtant j'ai l'impression que ces baisers me sont donnés
à moi aussi en partage
Ils se sont levés
ensuite. Ils se sont tenus serrés l'un contre l'autre un moment. La jeune
femme a glissé une de ses mains entre eux deux, j'ai deviné qu'elle
caressait le sexe du garçon à travers son pantalon.Puis
ils se sont écartés l'un de l'autre, je les ai regardés s'éloigner
en se tenant tendrement par la main jusqu'à ce que je les perde de vue.
J'ai
continué ma marche. J'ai atteint une zone où se rassemblent manifestement
de nombreux homosexuels. Ils sont très différents les uns des autres
dans leur façon d'être, il y a de jeunes éphèbes en
beauté, des personnages précieux qui discutent avec faconde, des
types style cuir, au crâne ras et aux allures de loubards. Beaucoup sont
en maillot de bain, avides d'étaler leurs corps à la caresse du
soleil et à la caresse des regards. Je ne peux m'empêcher de me sentir
gêné par cette espèce d'ostentation des corps qui me parait
infiniment plus obscène que les baisers passionnés de tout à
l'heure.
Je passe la Seine en face la Tour Eiffel
et revient par la rive gauche. Je m'engage sur l'Esplanade des Invalides. Là
aussi les pelouses sont envahies par des groupes, des jeunes jouent au foot, à
plusieurs reprises des ballons sont envoyés sur la chaussée, les
joueurs se précipitent pour les récupérer, ils arrêtent
les voitures, il y a quelques coups de klaxon outrés mais dans l'ensemble
les automobilistes semblent faire preuve de tolérance, c'est une ambiance
un peu surréaliste.
La lumière tourne
et commence à décorer d'or les immeubles bourgeois de ces beaux
quartiers.
Le temps tellement beau et cette insouciance
dominicale semblent vouloir faire pièce à cette guerre menaçante,
et là-bas, plus que menaçante, réelle.
26/03/03
: Retenir, accumuler, s'alléger :
J'ai
lu hier une récente entrée "fixer
le temps" dans les toujours excellents " Regards solitaires "
d'Eva
Tenter de retenir ce qui passe, s'efface
si vite, c'est sûrement une des motivations principales au fait de tenir
son journal. C'est une tentative évidemment vouée à l'échec.
Il ne peut s'agir que de balises, de points de repères. Et même si
quelquechose du passé peut revenir à l'occasion dans son épaisseur,
ce ne peut être que de façon fortuite, chacun a ses propres expériences
de magiques madeleines. La volonté de tout retenir peut conduire à
des comportements véritablement névrotiques où la vie s'épuise
dans l'effort de la retenir. La description de soi et de ce qui nous entoure peut
prendre des proportions démesurées.
C'est
ce qui conduit à ces productions que Philippe Lejeune appelle les "
journaux monstres ", comme celui d'Amiel ou de Jehan Rictus parmi beaucoup
d'autres. Ou, sous des formes plus modernes, aux tentatives d'un Boris
Lehman, avec ses 200000 photos et sa multitude de films autocentrés
ou encore à celle d'un Joseph Morder, " l'homme caméra ".
Le site de Philippe de Jonckeere,
découvert récemment justement à partir du texte d'Eva, me
parait aussi s'inscrire dans ce genre de tentative totalisatrice.
Ces
tentatives démesurées me mettent mal à l'aise et suscitent
en moi presque de l'angoisse. Il y a d'abord la difficulté en tant que
lecteur à prendre connaissance autant qu'on le voudrait d'aussi vastes
ensembles sauf à sacrifier beaucoup de choses par ailleurs, et donc il
y a une certaine frustration face à ce qui échappe. Mais, plus profondément,
il y a une gêne face à ces tentatives, face à ce qu'elles
révèlent des personnalités qui s'y engagent, avec le sentiment
d'être face à une image, sous une forme exacerbée, de ma propre
névrose.
Pourquoi s'acharner à vouloir
retenir, engranger, capitaliser ? Pourquoi ne pas se contenter de vivre dans l'éclat
du présent ? On est ici dans une logique de la rétention, de l'accumulation
plutôt que dans une logique de la dépense. C'est-à-dire dans
une logique de l'avoir contre une logique de l'être. (j'ai le souvenir de
textes qui m'avaient beaucoup frappés là-dessus chez Ivan Illich,
je ne sais plus trop dans quel bouquin). Et cette logique est à l'uvre
qu'il s'agisse d'accumulations de propriétés, d'argent, d'objets,
de livres, de pages accumulées de journaux intimes, de photos ou de souvenirs
plus impalpables.
En réalité ce n'est
pas en soi que ces recensions ou ces accumulations sont malsaines, c'est lorsqu'elles
deviennent débordantes, envahissantes, compulsives, lorsqu'elles deviennent
des entraves à la liberté, à la vie. Les réalisations
qui me mettent le plus mal à l'aise ce sont celles qui s'inscrivent dans
un système clos, dans des régularités maniaques, par exemple
ces projets consistant à se photographier ou à photographier un
même lieu tous les jours
J'ai envie pour
ma part de me mettre des garde-fous face à des déviations de ce
type dans lesquelles il me semble que je pourrais facilement tomber.
J'ai envie
de m'imposer parfois des périodes d'abstinence diaristique, tant par rapport
à l'écriture qu'à la consultation des journaux des autres,
comme une cure de désintoxication à ce qui pourrait devenir une
addiction.
J'ai envie par moments de m'alléger de l'idée même
de la mise en mots, de me détacher de cette continuelle introspection/rétrospection,
de cette volonté de repérer et d'engranger du mémorable.
28/03/03
: La guerre, une semaine déjà ! :
Plus
d'une semaine déjà que les troupes de la coalition sont entrées
en Irak. Elles ne sont pas encore à Bagdad! L'armée de Saddam ne
s'est pas décomposée! Le régime ne s'est pas effondré!
Tout cela est catastrophique.
J'aurais envie de dire : sale con de Bush, bien
fait, prends en plein la gueule!
Mais il ne faut pas. Ce n'est pas Bush d'abord
qui en prend plein la gueule mais les jeunes soldats américains et britanniques,
mais les populations de l'Irak qui seront confrontées, désormais
de façon certaine, à de très grandes souffrances, à
cause des pénuries, des bombardements puis des combats lorsque la guerre
s'installera dans les villes.
Je suis stupéfait par la multiplicité
des bavures. On a tellement insisté sur la sophistication technologique
des matériels, sur la précision millimétrique des données
informationnelles que l'on a du mal à croire que, presque chaque jour qui
passe, il puisse y avoir des blessés et des morts par "frappe amie".
Toutes sortes de petits grains de sable se cumulent pour perturber le colosse,
ralentir son avance. La fierté des faibles s'en trouvera exaltée.
L'arrogante puissance américaine a plus de mal que prévu à
s'emparer d'un pays exsangue.
Dans l'esprit des populations je suis sûr
que ce n'est pas la lutte contre l'odieuse dictature de Saddam qui prévaut,
mais l'affrontement des riches contre les pauvres, des puissants contre les faibles.
Et
les images qui en sont envoyées autour du monde, utilisées par toutes
les propagandes, ne pourront que susciter des vocations à rejoindre le
martyre, à s'opposer au grand Satan parmi des populations immenses et souvent
humiliées et qui souvent ont peu à perdre.
Même si la coalition
finit par l'emporter assez vite et parvient à mettre en oeuvre une reconstruction
pas trop chaotique, beaucoup de mal est fait déjà, les traces de
ces semaines de guerre et de ces images perdureront longtemps dans les populations.
Hier
soir, moi qui regarde très peu la télévision, je me suis
installé devant Barry Lyndon, un des seuls Kubrick que je n'avais pas vu
au cinéma. Quelles images malgré le petit écran ! Une succession
de tableaux. Des Constable, des Gainsborough, des De la Tour. J'ai préféré
les aventures picaresques de la première partie à la lente spirale
de la chute. Il y a comme souvent chez Kubrick, une certaine froideur des personnages,
ils me semblent être des icônes de ce qu'ils représentent (types
moraux ou sociaux comme sentiments) plus que des êtres à l'immédiate
présence vivante: d'où un jeu des acteurs un peu stéréotypé.
Ils sont des images eux aussi comme les décors et les paysages. Mais encore
une fois quelles admirables images !
Mais le fond aussi est riche : les absurdités
de la guerre, la prévalence au bout du compte des clivages sociaux sur
l'énergie individuelle, la vanité des vanités, la petitesse
des humains devant leur destin
Le commentaire en voix off parfois gentiment
ironique laisse entendre en douceur ce discours de moraliste qui donne sens à
l'ensemble.
J'écris tout ceci chez moi, sur
la terrasse. J'ai pu fuir du bureau tout à l'heure et prendre mon après-midi.
J'écris sur l'ordinateur (bonheur du portable !) avec devant moi le forthytia
en fleurs, les lilas sur lesquels des feuilles très tendres poussent de
jour en jour, il fait doux, tout est calme, on entend même quelques chants
d'oiseaux, on ne se croirait pas à Paris
Il faut parvenir à
jouir de tout cela, sans arrière pensées et malgré ces rumeurs
maléfiques du monde.
30/03/03
: Accélérations :
Tout
cela s'accélère. Je passe à une autre étape.
Hier
j'ai installé ma connexion ADSL. Oui, cela change la vie internautique.
Le zapping et le survol rapide des sites deviennent possibles sans attentes exaspérantes.
Les sites riches en photos s'affichent rapidement de même que tous les compléments
multimédias qui sont parfois un enrichissement considérable des
sites. Ainsi ai-je été écouter Lou, l'insomniaque, qui nous
offert ce 24 mars un peu plus d'elle même, sa voix douce et chaleureuse
Je
rentre véritablement dans le monde du diarisme en ligne c'est à
dire que mon journal commence aussi à se nourrir de l'interactivité
que je peux avoir avec des lecteurs et je m'en sens tout excité.
Je
commence à recevoir des mails spontanés de lecteurs qui disent apprécier
ce que j'écris. Il n'y a pas à dire cela fait vraiment plaisir,
c'est un encouragement à poursuivre.
Je commence moi-même à
écrire à certains, soit pour répondre et remercier d'un intérêt
manifesté, soit pour signaler une de mes entrée qui fait résonance
avec l'une des leurs, soit pour développer une idée et amorcer un
dialogue particulier. Ces correspondances qui s'établissent autour du journal
en constituent une excroissance, une annexe qui devient elle-même partie
prenante de l'aventure de l'écriture. Des idées peuvent s'y échanger
qui vaudraient aussi pour d'autres lecteurs. Je comprends mieux du coup l'intérêt
des blogs où un commentaire peut être envoyé en rapport avec
chaque entrée et mis à disposition, le texte premier pouvant ainsi
devenir la matrice d'une expression collective.
Je
vais accentuer la visibilité de mon site, me faire référencer
sur d'autres cercles, ouvrir une liste de diffusion pour informer directement
ceux qui le souhaitent de mes nouvelles entrées
Mais
tout ceci contribue à accentuer les tensions entre vie internautique et
vie quotidienne, "terrestre", comme dit Lou, je crois. Comment gérer
leur cohabitation ? C. sait bien sûr que j'écris, elle sait que je
ne lui montre qu'une partie de mes textes mais elle ne sait pas que je suis diariste
en ligne. La contradiction là-dessus risque de s'exacerber, il faudrait
que je prenne un parti : soit lui en parler et l'inviter à me lire mais
je risquerais alors de m'interdire encore plus de parler de certaines choses,
d'évoquer nos relations (j'ai déjà réduit cet aspect
depuis que je suis en ligne, j'évite de trop parler de ce qui ne concerne
pas que moi) : soit lui en parler tout en lui disant que je ne souhaite pas qu'elle
me lise mais alors je craindrais que la tentation ne soit trop forte pour elle
d'aller y voir. Quel paradoxe en effet ! : Elle serait en droit de me dire : "un
jardin secret d'accord. Mais un jardin qui est public puisque tu le jettes à
la face du monde, pourquoi donc en serais-je la seule exclue ?"
La
situation actuelle est malsaine. Je me suis vu l'autre nuit lui mentir autrement
que par omission et cela me gêne terriblement. D'autant que c'était
dans un moment, devenue si rare entre nous, de relative confidence et après
que nous ayons fait l'amour de façon tendre et plaisante ce qui là
encore n'est plus si courant. Elle avait réussi à me parler de certaines
de ses difficultés et m'avait demandé à quoi je travaillais
tant sur l'ordinateur en ce moment, j'ai répondu en évoquant des
textes à écrire pour le boulot ! Un vrai mensonge ! Comme d'un amant
qui veut cacher sa maîtresse !
Il faut continuer
d'avancer dans cette aventure. On verra bien.
Tout
s'accélère ?! Pas la guerre ! Là c'est le sur-place. Il n'y
a que la rancur des masses arabes contre leurs dirigeants et contre l'occident
qui croit. Il se prépare de beaux lendemains !
31/03/03
: Yoga :
Quelles tensions
au bureau aujourd'hui encore ! Gérer la situation avec la totalité
du personnel de secrétariat absent (3 sur 3) n'a rien d'évident.
Dans ces cas là, c'est toujours moi qui, par rapport au reste de l'équipe,
me retrouve en première ligne pour gérer les difficultés
et je m'investis cur et âme dans ces difficultés bien plus
qu'il ne faudrait. Je rentre en étant complètement sur les nerfs
et transporte jusqu'à la maison tous les désagréments de
ma journée de travail.
Maintenant, le dîner
fini, la cuisine débarrassée, chacun vaquant à ses occupations,
qui devant la télé, qui à son travail, j'essaie de me poser
enfin
J'ai allumé l'ordinateur, commencé
à écrire ces mots. Ils me font du bien.
Je
me demande pourtant s'il n'aurait pas été préférable
que j'essaie de me faire une petite séance de yoga pour éliminer
les tensions de la journée. Peut-être aurait-ce été
judicieux de le faire en rentrant du travail plutôt que de me précipiter
dans l'organisation matérielle de la soirée ? J'aurais évité
de faire subir mon stress à ceux qui m'entourent et j'aurais sans doute
été plus efficace dans ce que j'avais à faire en acceptant
d'abord de " perdre du temps ", en m'autorisant un précieux temps
de latence. Mais je ne parviens pas encore à faire du yoga seul, j'ai besoin
du petit groupe et du prof avec lequel je pratique une fois par semaine pour arriver
à rentrer un tant soit peu dans l'esprit de cette discipline.
J'ai
l'impression pourtant qu'une pratique personnelle me ferait du bien, que cela
me permettrait de prendre la distance nécessaire quand il le faut.
Il
faut agir autant qu'on le peut. Mais il faut prendre conscience aussi, qu'à
tous les niveaux, des choses nous dépassent, il faut accepter de renoncer
au fantasme de toute puissance si présent dans nos cultures de l'efficience
et du résultat et s'inscrire dans une acceptation profonde de ce qui est.
C'est ce que notre prof, dans les causeries qui dans notre cours de yoga précédent
la pratique des postures, appelle le "lâcher prise" Cette acceptation
profonde ne signifie pas renonciation à l'action mais renonciation à
l'attente du résultat. Paradoxalement elle peut au contraire contribuer
à nous remettre dans l'action alors même que le fantasme de toute
puissance, parce qu'il nous confronte à des échecs forcément
mal vécus, nous conduirait plutôt à la déprime et à
l'apathie.
Il m'a semblé trouver dans l'expérience
décrite par Aglaia dans son entrée "tout
accepter" , même si elle la décrit avec de tous autres mots
et sans aucune référence à ces concepts du yoga, une illustration
excellente de ce que peut produire ce genre d'attitude.